Le dossier nitrites
- Stéphane Méjanès
- 27 janv.
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 3 févr.
Vendredi 11 août 2023. L’un de ces jours où il ne se passe rien, veille d’un long week-end et d’un pont vers l’Assomption. François Simon, le plus respecté et le plus craint des critiques gastronomiques, modèle dit-on d’Anton Ego dans Ratatouille, publie sur Instagram l’une des courtes vidéos consacrées à ses expériences de table attendues à l'époque par 215 000 followers impatients. Ça se termine immanquablement par cette interrogation : y retournerai-je ? Un mois plus tôt, il avait éreinté Cédric Grolet, star des pâtissiers aux 8 millions de followers, répondant dans un ricanement à sa propre question par un « non » définitif.
Mais en cette mi-août indolente, rien de vachard, au contraire. Il est au comptoir de l’un des Breizh Café et dit tout le bien qu’il en pense, face à une galette de sarrasin classique, jambon, œuf, fromage. Il se régale, se sentant « en confiance », et se réjouit que « les produits (soient) de qualité ». Problème, la tranche de cochon est d’un rose encore plus flashy que les tenues de Margot Robbie dans Barbie. Un commentateur est scandalisé : « Un jambon aussi rose est juste gavé de nitrite… Donc pour la qualité des produits, j’émets quelques doutes… ». Puis un autre : « Mais quelle arnaque ! "Se sentir en confiance", "produit de qualité ", alors que le jambon est bourré de nitrite. Le naufrage. »
Le bad buzz prend une telle ampleur que l’enseigne se sent obligée de faire une mise au point directement sous le post : « À tous ceux qui s’insurgent sur la qualité de notre jambon, nous travaillons avec la Maison Beucher près de Rennes, artisans charcutiers depuis 5 générations. Et nous essayons régulièrement de passer au jambon sans nitrite, mais malgré toute la pédagogie, trop d’assiettes renvoyées en cuisine et de pertes malheureusement ». Maudits clients.

Jambon blanc mariné sans sels nitrités par la Charcuterie Melsat à Toulouse (photo : DR)
NI TRITE NI TRATE
Voilà. Le décor est planté. On va parler sels nitrités. En préambule, précisons qu’au Club, on a des valeurs, des convictions, même, défendant les artisans qui font du bien à nos palais mais aussi à nos estomacs, à l’humanité et à la planète. On n’est pour autant pas des procureurs, interdisant ceci ou bannissant cela. Comme dirait l’autre : « c’est un peu plus compliqué que ça. » Mais bon, les sels nitrités, apabon quand même.
De quoi parle t-on ? De quatre substances autorisées comme additifs dans l’alimentation : le nitrite de potassium (E249), le nitrite de sodium (E250), le nitrate de sodium (E251) et le nitrate de potassium (E252). En France, les plus présents sont le nitrite de sodium et le nitrate de potassium, également appelé salpêtre. Le nitrite de sodium est même le septième additif le plus utilisé, derrière E330 (acide citrique, régulateur d’acidité, empêche le brunissement des denrées), E322 (lecithine, antioxydant, agent de texture), E14XX (amidon modifié, agent de texture), E500 (carbonates de sodium, régulateur d’acidité), E300 (acide ascorbique, antioxydant), et E415 (gomme xanthane, dérivé du sucre, agent de texture). Après la découverte d’importants gisements en Amérique latine, il a été en vogue dès le début du XIXe siècle, comme conservateur, mais aussi pour rougir la viande et rosir le jambon. Sans cela, la viande cuite serait brune, grise ou beige, ce qui ne déplaît pas qu’aux clients du Breizh Café.

Cristaux de nitrite de potassium (photo : DR)
LE BOTULISME A BON DOS
Le nitrate de potassium aurait une autre vertu : lutter contre le botulisme. C’est en tout cas l’un des arguments massue de ceux qui assurent que l’on ne peut s’en passer. « Une fable de 5 000 ans », selon Guillaume Coudray, auteur de deux enquêtes sur le sujet, « Cochonneries, comment la charcuterie est devenue un poison ? » (La découverte, 2017) et « Nitrites dans la charcuterie : le scandale » (Harper Collins, 2023). Le procédé n’est d’après lui pas millénaire, « les premières traces de salpêtrage régulier de certains types de viandes apparaissent timidement à la fin du Moyen Âge ».
Quoi qu’il en soit, cette terrible maladie est aujourd’hui rarissime sous nos latitudes, on déplore des intoxications à la toxine botulique, paralysante, uniquement dans le cas de charcuteries faites maison par quelques imprudents méconnaissants les bonnes pratiques. Aujourd’hui, les conditions sanitaires et les protocoles d’hygiène de la filière ont éradiqué le botulisme, bien plus sûrement que le nitrite de sodium. La preuve, le Consortium du Jambon de Parme a banni les sels nitrités depuis 1993, sans aucun incident recensé.

Prosciutto di Parma garanti sans sels nitrités depuis plus de 30 ans (photo : DR)
VOUS AVEZ DIT LOBBY ?
Comme l’a décrypté une mission parlementaire en 2020, le maintien des sels nitrités n’arrange en fait que les industriels. Dans leur rapport enregistré à l’Assemblée nationale le 13 janvier 2021, les députés Barbara Bessot-Ballot (LREM), Michèle Crouzet (Modem) et Richard Ramos (Modem), révèlent d’ailleurs avoir été « approchés individuellement par des représentants d’intérêts, dans le but de faire évoluer leur position sur la question des additifs nitrés ajoutés dans la charcuterie ». Cela n’a pas empêché les parlementaires de conclure à la nécessité de déposer une loi « destinée à accompagner l’interdiction progressive des additifs nitrés dans la charcuterie ».
> LIRE : le texte complet du rapport parlementaire
Ils n’ont obtenu que le principe d’une « trajectoire de baisse » des doses maximales d’incorporation dans les produits de charcuterie et salaisons, ce qui est déjà le cas. Maigre. Même chose en 2023 avec une autre proposition de loi, portée par les écologistes, sur le « mieux manger ». L’interdiction des nitrites à partir de 2024, qui y figurait, a elle aussi été retoquée. Petite victoire pour les opposants, la Fédération française des industriels charcutiers traiteurs (FICT) a été déboutée en juin dernier de sa plainte en diffamation après la publication d’une pétition « Stop aux nitrites ajoutés dans notre alimentation », initiée par Foodwatch, Yuka et la Ligue contre le Cancer.

ON EST DANS LE PÂTÉ
Le mot est lâché : « cancer ». Car, tout ce que l’on vient de vous raconter a une origine. En 2015, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a classé la charcuterie (au même titre que l’alcool) comme
« cancérigène avéré pour l’homme » (Groupe 1), s’appuyant sur des preuves suffisantes concernant le cancer colorectal. Ça ne vise pas la charcuterie en tant que telle mais les additifs qu’on y met. « Le nitrite dans les aliments (et le nitrate converti en nitrite dans le corps) peut aussi contribuer à la formation d’un groupe de composés connus sous le nom de nitrosamines, dont certains sont cancérigènes », a confirmé plus tard l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), sans pour autant prôner l’interdiction, fixant simplement une Dose journalière admissible (DJA) : 3,7 milligrammes par kilogramme de poids corporel par jour (prenez votre calculette).
Sans faire disparaître la charcuterie de notre alimentation (un cauchemar, non ?), il semble assez raisonnable de privilégier le « sans nitrite », une gamme que les industriels, pas bêtes, développent d’ailleurs de plus en plus. Le hic, c’est qu’elle est plus chère et risque, comme soulevé par les rapporteurs sus-cités, de contribuer « au développement d’une alimentation « à deux vitesses », offrant aux ménages les plus aisés une alimentation saine et exposant la santé des classes modestes et moyennes à des substances nocives ». CQFD.