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L'envers de la crevette

Dernière mise à jour : il y a 5 jours

« Admettons-le d'abord, parfois il arrive qu'un homme à la vue troublée par la fièvre, la faim ou simplement la fatigue, subisse une passagère et sans doute bénigne hallucination : par bonds vifs, saccadés, successifs, rétrogrades suivis de lents retours, il aperçoit d'un endroit à l'autre de l'étendue de sa vision remuer d'une façon particulière une sorte de petits signes, assez peu marqués, translucides, à formes de bâtonnets, de virgules, peut-être d'autres signes de ponctuation, qui, sans lui cacher du tout le monde l'oblitèrent en quelque façon, s'y déplacent en surimpression, enfin donnent envie de se frotter les yeux afin de re-jouir par leur éviction d'une vision plus nette. »

L’oeuvre de Francis Ponge (1899-1988), absconse et poétique, est ici mise en exergue pour une bonne raison. La « virgule » évoquée, c’est le petit animal insaisissable si bien décrit et donnant son titre au poème : la crevette.

NOTA BENE : Si la crevette s’appelle crevette, c’est sans doute parce que, comme l’a observé le poète, elle se déplace par « sauts et gambades », comme une… chevrette (son autre nom). De la gambade à la gambas, il n’y a qu’un bond. Il y a surtout une histoire de taille. Le mot « gambas » a été emprunté à l’espagnol pour désigner par convention de grosses crevettes (plus de 12 cm pour 10 pièces au kilo en moyenne). C’est une appellation commerciale, pas biologique.


Crevette tigrée Label Rouge élevée à Madagascar par Unima (photo : Unima)


TOUT UN MONDE


Il existe deux grands groupes de ce crustacé aquatique de l’ordre des décapodes (5 paires de pattes). Caridea nous donne en particulier la crevette rose ou bouquet (Palaemon serratus) et la crevette grise (Crangon crangon). Tandis que, dans la plus exotique famille Penaeoidea, je demande la crevette blanche du Pacifique (Penaeus vannamei) et la crevette géante tigrée (Penaeus monodon).


Dans tous les cas, la crevette est un super aliment. Ses vertus sont innombrables. Pauvre en calories, riche en protéines, en phosphore et en magnésium, source d’oméga-3, de cuivre, de fer, de zinc, de sélénium et d’anti-oxydants, grâce à la vitamine E mais aussi à son pigment, l’astaxanthine, de la famille des caroténoïdes. C’est même une vitamine sur dix pattes, B3 et B12 à foison, mais aussi coenzyme Q10, dont la structure chimique est similaire à celle de la vitamine K.


Et c’est là que ça se gâte.


À TOUS LES REPAS


Les vertus de la crevette, gustatives et sanitaires, on fait exploser sa production, qu’elle soit sauvage ou d’élevage (aujourd’hui largement majoritaire). La crevette est le deuxième produit de la mer ayant la plus forte valeur marchande après le saumon. Comme ce dernier, elle est devenue très accessible (mais à quel prix ?). Comme le soulignait France Agrimer dans une étude parue en 2017 : « L’image instantanée de la crevette est plutôt bonne, associant praticité, polyvalence des usages, plaisir partagé ainsi qu’un arrière-plan de vacances et d’exotisme. Elle a cependant perdu son prestige de crustacé pour entrer dans les petits plaisirs de tous les jours. » Selon l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la production mondiale de crevettes tropicales s’élevait en 2017 à près de 7 millions de tonnes, dont 5,70 millions pour l’aquaculture, en hausse de 68 % en dix ans, et de 937 milles tonnes pour la pêche (+21%). Six pays se taillent aujourd’hui la part du lion, quatre en Asie, Chine, Indonésie, Vietnam, Thaïlande, deux en Amérique du sud, l’Équateur, qui monte qui monte, et le Mexique. En France, premier importateur européen, on en produit 10 000 tonnes et on en consomme dix fois plus.


À QUOI BON L’AQUACULTURE ?


Ce marché, qui devrait dépasser allègrement les 100 milliards de dollars (94,5 milliards d’euros) en 2033, attise les convoitises. Le crime organisé prélève d’ailleurs sa part de crevettes en Équateur, revendues sur les marchés ou à des distributeurs peu scrupuleux. Il encourage surtout d’inquiétantes dérives, environnementales et sociétales.


Une mangrove, quelque part dans le monde... (photo : Timothy K)


Les mangroves sont l’habitat naturel des crevettes (mais aussi des tortues, des lamantins ou des crabes). L’industrie de l’aquaculture s’y est développée en les détruisant. Selon l’Unesco, les mangroves disparaissent trois à cinq fois plus vite que les forêts, leur couverture aurait été divisée par deux au cours des 40 dernières années. Pourtant, ce biotope côtier fait de racines et de branches étroitement tissées joue un rôle de protection contre les tempêtes et les grosses vagues, pour stopper la montée des eaux. Mieux, les mangroves stockent dix fois plus de carbone que la forêt amazonienne, à surface égale. Leur disparition participe donc à l’aggravation du réchauffement climatique, tout en privant les pêcheurs artisanaux d’accès à la terre et à l’eau.


L’aquaculture elle-même n’est pas d’une durabilité à toute épreuve, c’est le moins que l’on puisse dire. J Boone Kauffman, biologiste américain de l’Oregon State University, estime qu’une coupe de crevettes sauce cocktail est responsable d’une émission de 816 kg de CO2. À l’exception de quelques entreprises engagées (comme Unima, voir notre article), les pratiques ne sont la plupart du temps pas très reluisantes.


On va d’abord chercher des géniteurs matures en mer pour la reproduction en bassin, ce qui épuise la ressource naturelle et introduit d’éventuelles maladies. Depuis le début des années 90, le virus White Spot (maladie des tâches blanches) décime les Penaeoidea, avec un pic en 2014. Pire encore, on enlève un œil des femelles (épédonculation) pour les rendre plus fertiles, mutilation interdite en bio. Et pour bien faire, on serre les crevettes comme des… sardines, entre 200 et 300 individus par mètre cube, causant une mortalité avoisinant souvent les 50% (en plus de celle causée par les virus sus-cités). Le développement d’une filière de crevettes d’eau douce d’origine tropicale en aquaponie (couplée à la culture de plantes) ne résout pas vraiment le problème, la densité peut y atteindre jusqu’à 1 500 animaux par mètre cube, et on imagine ce qu’il faut d’énergie pour chauffer l’eau à une température autour de 28°C.


Crevettes sur glace (photo : DR)


ET BON APPÉTIT BIEN SÛR


Au menu des crevettes, on trouve des mélanges de céréales, souvent OGM, de protéines d’animaux terrestres et marins, et d’antibiotiques parce que ces bestioles carnassières sont fragilisées par tout le processus décrit plus haut. Et tout ça, ajouté aux effluents des grandes unités aquacoles et aux produits utilisés pour artificialiser les sols, s’écoule allègrement vers les rivières et la mer, gorgées de déchets azotés et phosphorés. Quant à la partie de l’alimentation constituée de farines de poisson, elle aggrave le cas des gougnafiers du secteur, en cela qu’elle contribue à l’épuisement des ressources halieutiques, tout en cautionnant les conditions de travail déplorables des pêcheurs, exploités dans de nombreux pays du monde.


Informé de tout cela, on peut quand même s’en régaler. Sur l’étal de son poissonnier, on choisira les crevettes fraîches et crues, surtout pas gluantes ni flasques, dégageant un parfum iodé subtil et pas entêtant. Pour s’y retrouver dans ce monde de brutes, on privilégiera comme toujours les crevettes labellisées. Le bio mais aussi le Label rouge, dont Unima est la seule entreprise au monde à bénéficier. On citera également les signes de qualité Aquaculture Stewardship Council (ASC) et Best Aquaculture Practices (BAP). Ils sont imparfaits mais respectables, on n’oubliera pas que la pénéiculture est apparue il y a moins d’un siècle avec les crevettes impériales d’Indochine, avant de se développer vraiment à partir des années 1970. Il est encore temps de faire pression sur ces « jeunes » industriels par nos actes d’achat responsables !

Les autres producteurs mis en avant ce mois-ci :

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